Take The Floor : Matière théâtrale

Take The Floor / Michel et Léone François 

Théâtre de la Cité Internationale – Paris, Novembre 2015

Derrière un rideau transparent, une scène se passe, alors même que le spectateur ne s’est pas assis sur son siège. La pièce à déjà commencée.

Non, il n’y aura pas de début pour cette fois. La scénographie semble vouloir simuler une sorte « d’atelier d’artiste », dont la majorité des œuvres sont de Michel François – nous le verrons dans l’analyse qui suivra- et qui d’emblée, suscite l’étonnement, ou du moins des interrogations.

Au premier plan, à gauche, éclairée d’une lumière blanche et crue, nous assistons à un travail en train de se faire. Léone François, face au public, dessine inlassablement le signe « infini » à la peinture blanche, sur une toile transparente, d’un geste répétitif, quasiment obsessionnel. L’ombre du signe grossissant, apparaît peu à peu.

A droite, tout en arrière plan, un homme, Michel François, se prête à un jeu, également sans fin. Il lance des boules d’argile sur une autre surface en plastique placé à la même hauteur que le panneau accueillant le signe infini, avant d’aller se laver les mains à la fine cascade qui s’écoule du plafond. Derrière lui, une énorme boule de laine est enroulée sur une sorte de tableau de bois. Le fracas des boules d’argiles, et le frottement de la dessinatrice sont les seuls éléments sonores que l’on perçoit. En arrière plan, tout au milieu de la scène se trouve un miroir, placé a terre. Rectangulaire, adossé à une structure dont la texture s’apparente à de l’aluminium, et que paradoxalement, nous n’apercevons qu’en dernier, il vient refléter le public comme les acteurs, de manière floue, imprécise.

Au second plan, placée un peu plus à l’avant et à droite de la scène, une femme blonde, Coline, qui, avant que le rideau transparent séparant les acteurs et le public ne se lève ressemblait davantage à une simple image projetée, se tient assise, le début du buste et le visage a demi plongée dans de l’argile étalée sur une table, les bras embrassant la terre cuite blanche. Elle est filmée par une caméra placée de face et dont l’image est retranscrite derrière elle. Celle-ci restera immobile durant les trois quart du temps de la représentation. Un autre homme, nous présupposons qu’il s’agit de l’assistant de l’artiste, s’occupe à   toucher les poches d’un pantalon pendu à un fil, placé devant Coline. Il place des éléments textiles tout au devant droit de la scène.

La pièce commence, et c’est l’artiste qui commence par ces mots : « C’est paradoxal ».

Il nous explique ce que sont les Parafernalia, « l’attirail » « le tralala », bref, les objets du quotidien. Et la scène en regorge : a gauche, une frise blanche agrémentée de postits en tout genre, de toutes les couleurs, une toile accrochée au mur, une poterie trônant sur un socle ; que les acteurs s’amuseront de temps à autre faire tourner, une guirlande composée de néons d’un blanc criard, une plante, un pantalon pendu sur un fil à linge à gauche de la scène, au centre, un micro pendu au bout d’un long fil partant du plafond.

« Vous nous avez vu présents et maintenant nous voilà absents ». La pièce s’achève sur cette phrase, et l’on sent poindre une once d’hésitation avant que le public n’applaudisse vraiment. En effet, ce qui devait être la « fin » de la pièce, n’est ni visible, ni sensible, elle n’est qu’absence, mais pourtant, tous les objets sont encore là. Ce moment de trouble, particulièrement rare au théâtre, fait de cette pièce un extraterrestre, « un ovni visuel » produisant « des images en séquences successives » comme l’écrit Bernard Marcelis dans le deuxième cahier d’Art Press de Novembre 2015.

Absence ou présence, il s’agit tout de même de théâtre. En effet, « C’est paradoxal », lançait l’artiste à ce qui faisait office de « commencement » de la pièce. Dans son article, Bernard Marcelis évoque également l’importance de la matière dans le spectacle. Matière dure, matière indéplaçable et lourde, matière volatile, brillante, opaque, fluide : tout y est. Il ajoute que celle-ci fait office de « prothèse », impose une continuité au corps. C’est ce que révèle la phrase de Coline lorsqu’elle est « démoulée » du plâtre qui l’emprisonnait et l’empêchait de parler : « Au départ, c’est moi qui retenait le plâtre, et ensuite c’est lui qui me tenait » dit-elle.  La matière prédomine, comme les objets, plus que les dialogues. D’ailleurs, les acteurs parlent très peu. Et comme Raphael Rozendaal pourrait l’exprimer dans sa séquence animée, il ne se passe pas grand chose.

Mais il se passe quelque chose de l’ordre de la matière. Le recouvrement du visage de Michel par une terre glaise, l’isolant du reste de l’action, renvoie à la question de l’empreinte, donc, encore une fois, a la question de la présence/absence. Le plâtre qui emprisonne Coline en fait une sculpture vivante, capable de parler, et d’entendre ce que Léone lui susurre à l’oreille : « cligne des yeux à la bonne lettre de l’alphabet que je récite si tu veux me dire quelque chose ! ». La matière contraint, elle fait rire, elle intrigue, elle vit.

Il semblerait que l’atelier d’artiste soit un prétexte à passer des messages, à rendre compte de situations vécues, de situations imaginaires, de situations imaginées. La scénographie, le séquençage même, met à mal tous les codes établis du théâtre. Pas de levé, ni de baissé de rideau. Le spectateur semble s’asseoir devant une « scène de vie » en train de se faire, perdue dans une durée quelconque, sans scénario précis. Et c’est d’ailleurs la durée qui est questionnée ici. Michel François explique dans une interview que la durée théâtrale est bien codifiée, précise, tandis que la «durée» que l’on peut attribuer à une oeuvre d’art, et qui plus est à une sculpture, n’a ni début, ni fin.

C’est cette antinomie des genres, artistiques et théâtraux, que les acteurs tentent de retranscrire. « Il s’agit en effet de combiner en quelque sorte le temps long de l’atelier et le temps court du spectacle »  écrit Bernard Marcelis. De fait, le spectateur à du mal à se situer dans ce fatras visuel et sonore auquel il assiste. Il tente de comprendre, alors que le but ne semble miser sur une réception intelligible, et significative, à l’instar des pièces de Beckett. En effet, « il se passe quelque chose ».  Malgré le fait qu’il s’agisse d’un atelier d’artiste, le spectateur ne semble pas le bienvenu.

Il semble, au contraire, gêner les acteurs, qui ne parviennent pas à bailler, les acteurs actionnent les extincteurs vers le public, obligeant l’ouverture d’une fenêtre à l’arrière de la scène. On entend le public toussoter. La scène dépasse sa délimitation et vient toucher le public, c’est pourquoi le spectacle de Léone et Michel François s’apparente de près à la performance. Le public doit rester assis, « subir » l’incompréhension, le bon vouloir ou l’euphorie des acteurs, et ce jusqu’au « bout » dont on se demande d’ailleurs si cette achèvement de la représentation aura lieu.

De la même manière, le spectateur ne parvient pas à « voir » tous les effets visuels tous les objets présents sur scène, que les acteurs sont obligés de contourner, déplacer constamment, pour ne pas les gêner. La pièce est également particulière en ce qu’elle ne théâtralise surtout pas. Les acteurs semblent être eux même. La fiction n’a pas sa place.

Michel François vit et travaille actuellement en Belgique, et a collaboré avec des chorégraphes comme Anne Teresa de Keersmaeker, et Pierre Droulers. Une notice de l’académie de Grenoble explique de manière détaillée sa démarche artistique et la façon dont il envisage ses productions artistiques. De manière générale, il utilise la vidéo, l’installation, la sculpture ainsi que la photographie comme médiums artistiques.

Particulièrement intéressé par la dimension théâtrale que peuvent revêtir les travaux plastiques, il concentre également ses recherches sur le spectateur et les processus d’évolution et de  réactivation de ses productions dans des espaces différents. Nous ne ferons pas ici un descriptif complet de sa démarche, mais nous choisirons quelques œuvres qui entrent en résonnance avec la pièce Take The Floor. Michel François est un artiste du vivant, c’est pourquoi le végétal, mais également l’animal, prend une part importante dans la scénographie de la pièce. La plante, le chat, mais aussi la terre – qui est le symbole de tout commencement selon la Bible – les corps, les objets animés, l’eau qui s’écoule, au cube de glace qui a fondu durant la durée de la représentation, le poulpe qu’il laisse tomber au sol, font de lui une personne particulièrement animiste, dont les réflexions ou les images apparemment anodines, s’attaquent directement au réel et à nos perceptions.

En ce qui concerne l’espace, Michel François s’attache a le déconstruire ou le construire, comme le souligne le passage des barres de fer que les quatre acteurs assemblent ensemble vers la fin de la pièce. Cette construction rappelle son œuvre « Pièce Détachée ». L’œuvre, qui est circonscrite dans un cube, se construit devant nos yeux dans la pièce, en un espace dans l’espace, une véritable mise en abime. Le théâtre permet la transposition de ses productions, leur transformation, leur possible réinvention, ou même leur invention dans le regard du spectateur. De la même manière, sont travail est empreint de la notion de temps : temps de création, temps d’attente de séchage du plâtre emprisonnant l’actrice de la pièce Take the Floor, temps de représentation théâtrale.

La pièce, qui signifie « prendre la place » aurait très bien pu se nommer « objets multiples » ou « composition/recomposition. » Car Michel François reste particulièrement influencé par ses contemporains. En effet, dans Take the Floor, nous voyons, en priorité, la personne de Michel François ainsi que ses œuvres. Mais des liens de corrélation, d’affinités peuvent être établis entre son travail et celui de  François Morellet, qui travaille sur les néons, engageant parfois la participation du spectateur. A l’instar de François Morellet, Michel François semble être particulièrement attentif à ce que ses œuvres ne soient plus des « œuvres » lorsqu’elles changent d’espace, mais de véritables objets du quotidien, des «trucs», capables de faire obstacle, objet que l’on peut toucher à notre guise, contempler, rêver autrement.

Pas étonnant donc, que Michel François soit enseignant à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux Arts de Paris. Ce déplacement des codes, des objets, leur nouvelle utilité et leur détournement, rejoint la démarche des nombreux artistes contemporains aujourd’hui. En effet, l’art contemporain s’engage davantage dans l’expérimentation, la création de concepts plus qu’elle ne respecte ce qui a déjà été fait.

Le social, le collectif, les sentiments mais également l’institutionnalisation de l’art, sont sources de travaux qui viennent directement interroger notre place dans la société. Ceux-ci nous obligent à une démarche critique envers tout ce que nous voyons. La pièce est donc à interpréter au delà de la fiction, mais davantage comme une oeuvre d’art en elle-même, à l’instar d’une sculpture, d’un morceau de philosophie à part entière. Que signifie-t-elle? Que cherche-t-elle à nous dire? Voilà les questions que le spectateur doit se poser.

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